XVII
LE JOUR DE LA FRATERNITÉ

Nelson se figea, pris d’une crainte paralysante qu’il n’avait encore jamais éprouvée. Ce n’était pas seulement le fait que cette voix-pensée lui parle mentalement qui le pétrifiait. Il était trop habitué à ce mode de télépathie, à présent.

C’était la puissance et la qualité de cette nouvelle voix. Elle portait les ondes d’un esprit d’une pénétration et d’une ampleur qui dépassaient l’imagination. Elle était étrangère, mais elle avait une tonalité curieusement familière.

– Prenez garde !

Nsharra rompit le charme. Elle s’était portée avec Tark aux côtés de Nelson quand il s’était planté entre les piliers de platine.

– C’est la voix des Anciens de la Caverne, Eric Nelson ! Leur voix, qui nous parle d’un passé lointain, par ces choses !

Elle désignait les deux sphères de quartz étincelant sur le haut des piliers.

– Chaque fois qu’on s’avance entre ces deux colonnes, leur esprit parle… toujours de la même façon. Mon père et tous les Gardiens qui l’ont précédé le savaient.

Nelson commençait à comprendre vaguement. La voix mentale qu’il percevait était un enregistrement… non pas sonique, mais télépathique, gravé en quelque sorte dans les sphères de quartz, et répété à l’intention de tous ceux qui se plaçaient au centre.

Comment était-ce fait ? Comment pouvait-on enregistrer et reproduire la pensée ? Il l’ignorait, il ne le saurait jamais. Mais l’expérience qu’il avait des couronnes de pensée et de la machine à transfert prouvait que ces Anciens étaient maîtres en télépathie.

Et maintenant, après une pause significative, la voix, froide, sans passion, reprenait dans son cerveau :

– Prenez garde de ne pas déchaîner à la légère les forces et puissances que recèle ce vaisseau, même si vous appreniez à les dominer ! Prenez garde que des ignorants ou des êtres sans scrupules apprennent l’existence de ces pouvoirs ! Prenez garde en songeant à notre tragique sort !

« Nous qui vous parlons n’étions pas semblables à vous, au moins de corps. Nous n’étions pas de votre monde. C’est sur une planète lointaine dans l’univers des étoiles que nous étions nés et avions grandi en intelligence, en connaissance et en puissance.

« Nous avions un monde de beauté, nos villes étaient pleines de rire et de clarté. Mais nous aspirions trop haut, nous rêvions trop ambitieusement de conquérir toute la nature et finalement nous avons déchaîné des forces que nous n’avons plus pu maîtriser, et ainsi à commencé la destruction de notre monde.

« Alors nous avons construit ce vaisseau spatial, et les derniers survivants de notre race y ont embarqué pour quitter notre planète mourante et chercher un autre asile parmi les étoiles. Nous avons visité système après système sans en découvrir un qui nous convienne… jusqu’à ce qu’un désastre survienne dans l’espace pour mutiler notre vaisseau alors qu’il approchait de votre soleil.

« Notre navire endommagé est tombé sur cette planète, dans cette vallée. Il ne pourrait jamais plus prendre son essor. Et nous ne pouvions en construire un autre car nous étions en train de mourir. Ce monde n’était pas bon pour nous, son atmosphère et sa composition chimique nous ont empoisonnés et le poison passé dans nos corps ne nous a pas laissé longtemps à vivre.

« Nous nous savions condamnés. Pourtant nous ne pouvions laisser ainsi périr toute l’intelligence et la connaissance si chèrement acquises ! C’est pourquoi nous avons décidé que, malgré la mort de nos corps, nos esprits continueraient de vivre sur cette planète.

« Ce n’était possible que si nous transférions nos esprits dans les corps des créatures nées sur ce monde. Seules des créatures d’ordre élevé pouvaient recevoir nos esprits. Nous avons donc choisi parmi elles cinq espèces : le singe, le tigre, le cheval, le loup et l’aigle.

« Nous espérions qu’au moins une de ces espèces différentes survivrait, même si les autres disparaissaient. Alors, nous avons capturé des membres de ces clans et nous avons modifié la structure de leurs cerveaux pour leur donner le pouvoir de communiquer par télépathie, et nous avons modifié leurs gènes pour que cette transformation devienne héréditaire. Puis nous avons transféré nos esprits dans leurs corps.

« Maintenant, c’est fait. Nous habitons les corps des cinq clans et nos corps anciens sont morts. Nous sortons à présent du vaisseau endommagé pour recommencer sur cette planète notre lutte contre la nature.

« Nous savons que des temps sombres se préparent ! Nous savons que les enfants de nos nouveaux corps n’hériteront pas de toute notre puissance mentale, que nos connaissances et notre sagesse échapperont de leurs mémoires et seront en grande partie oubliées.

« Mais un jour, dans les âges à venir, quelques êtres au moins parmi les cinq espèces choisies aboutiront à une intelligence voisine de la nôtre. Alors ils comprendront le fonctionnement de ce qu’il reste de nos instruments sur ce vaisseau.

« Quand ce temps viendra, prenez garde ! Prenez garde de ne pas déchaîner sur vous le destin comme nous l’avons fait sur notre propre monde ! Rappelez-vous toujours notre tragédie, à nous, vos ancêtres nés parmi les étoiles il y a si longtemps ! »

Eric Nelson, sidéré, n’y croyant pas, sentit mourir dans son esprit la violente vibration de l’émetteur. Il recula d’entre les piliers, saisi de respect ; Nsharra et Tark firent de même.

– Seigneur ! murmura Nelson. Cette incroyable histoire… cela signifie que le mythe de la Caverne de la Création est une vérité !

Oui, elle était véridique la légende fantastique à laquelle il n’avait pas accordé une seconde d’attention, celle-la même dont les Humanites se moquaient !

C’était de cette Caverne – un vaisseau spatial enterré depuis si longtemps – qu’était issue la première intelligence terrestre ! Une intelligence qui s’était incorporée aux cinq clans parmi lesquels l’homme ne comptait que pour un.

– Les Clans et les Humains étaient réellement égaux, dès le départ ! souffla-t-il. Dans la Fraternité tout d’abord ! Et puis quelques individus du clan humain ont quitté la vallée pour se répandre sur toute la Terre…

L’énigme qui avait mystifié les anthropologistes, le mystère des origines asiatiques de l’homme était enfin résolu. Il y avait très longtemps, des êtres anciens et étrangers dont il ne connaîtrait peut-être jamais la nature avaient transféré leurs esprits dans les corps de cinq espèces animales de la Terre. Ils avaient accompli cette œuvre avec des machines qui existaient encore, et dont l’une d’elles avait été utilisée par Kree sur Nelson lui-même avec des résultats si insolites !

Et des cinq Clans originaires de la vallée, c’était celui des hommes qui était parti conquérir le reste de la terre sauvage avec ses animaux et qui s’était fait le maître tyrannique des bêtes dépourvues de pensée, hors de la vallée.

Et cette vallée de L’Lan où les cinq Clans restaient égaux en intelligence et où la Fraternité survivait avait été oubliée par les armées conquérantes du monde extérieur ! Nelson était troublé par cette révélation. Il examinait de ses yeux écarquillés la pénombre profonde et les énormes machines de platine.

– Songer à ces pouvoirs, à ces connaissances restées cachées ici depuis des âges !

– C’est pourquoi la Caverne est un lieu interdit, lui dit Nsharra. C’est pourquoi mon père ne pouvait y laisser pénétrer personne qui eût pu entendre ces enregistrements qui prouvent que la Fraternité n’est pas un mythe !

Tark pivota soudain et sa pensée vint promptement :

– Ils arrivent maintenant du dehors… dans la Caverne !

Nelson se retourna, étreignant son pistolet. Il ne voyait pas l’entrée de la Caverne : il en était empêché par le mouvant rideau de lumière froide montant de la fissure.

Mais il se fiait aux instincts du loup. Il demanda vivement :

– Combien sont-ils, Tark ?

– Quatre seulement, répondit la pensée du loup. Les deux étrangers, Shan Kar et l’Humanité Holk.

– Les autres Humanités auraient trop peur d’entrer !, lança Nsharra, les yeux étincelants.

– Cela améliore nos chances, fit Nelson t d’une voix rauque. Nsharra, restez ici dans l’ombre. Je vais essayer de les avoir quand ils viendront par ce tube.

Il bondit en avant et vit Tark courant près de lui.

– C’est pour ce combat que je suis venu avec toi, étranger ! J’ai une dette de sang à régler !

Ils se précipitèrent dans l’intérieur sombre de la grande turbine endommagée, vers le bout du tuyau gigantesque. Nelson se tapit, pistolet au poing, et de l’autre main, retint le corps bandé de Tark.

Il n’avait qu’un demi-chargeur dans son arme et devait attendre que Sloan et les autres franchissent le coude du conduit. Il ne fallait pas manquer son coup.

Il entendait les glissements et les frôlements de leur approche et il sentait Tark se contracter de plus en plus.

– Pas encore ! se disait Nelson, en sueur. Pas encore…

Les bruits de pas étaient plus distincts. Les ennemis devaient avoir dépassé à présent l’angle du tube.

Mais il lui fallait en être certain ! Il attendit encore plusieurs secondes, pour être sûr qu’ils n’étaient qu’à quelques mètres.

Alors Nelson vida son chargeur droit devant lui.

– Piet, arrête ! cria une voix étouffée quand les échos des détonations cessèrent.

Nelson avait entendu les projectiles ricocher sur les parois de métal. Il sut ainsi qu’il avait échoué, que le son amplifié par le conduit l’avait amené à tirer trop tôt.

Un murmure lui parvint :

– Balance-lui…

Puis un objet métallique roula en cahotant vers Nelson.

– Une grenade ! hurla Nelson. En arrière, Tark !

Ils reculèrent tous deux et sautèrent hors de la turbine au moment où la grenade arrivait. Alors même qu’ils jaillissaient du conduit, une terrible explosion retentit derrière eux. Des fragments d’acier martelèrent les parois et quelques-uns sifflèrent au-dessus de leurs têtes.

Ensuite ce fut le crépitement d’une mitraillette, dont les balles ricochèrent en tous sens.

– Je ne m’enfuirai pas sans avoir tué ! émit le loup, fou de colère.

Il s’était retourné, le poil hérissé, les crocs luisants.

– Tu n’aurais pas l’ombre d’une chance, Tark ! Ils nettoient le passage avec des armes à feu ! Nous pourrons peut-être leur échapper dans l’ombre.

Nelson ne s’illusionnait pas quant à la faiblesse de leurs chances. Sloan et le Hollandais allaient les pourchasser avec méthode, et il ne lui restait qu’une cartouche.

Il se glissa avec Tark entre les piliers de platine, trop vite pour que l’enregistrement se déclenche de nouveau. Ils rejoignirent Nsharra dans la pénombre.

– Je les ai ratés ! fit amèrement Nelson. Ils vont arriver à présent ! Vous n’auriez pas dû venir ici, Nsharra.

Elle lui adressa un ferme regard. Son visage dessinait une tache pâle dans l’ombre.

– Je pense que ce soir, c’est la mort de L’Lan, et s’il en est ainsi, je ne souhaite plus vivre.

Il la prit dans ses bras. Et ce fut alors que la voix calme de Sloan leur parvint.

L’Américain et les trois autres étaient sortis du tube pour entrer dans la turbine, mais ils y restaient, hors du reflet de la lumière froide. Nelson devinait pourquoi. Ils avaient peur de recevoir encore quelques balles.

– Nelson ! lança la voix dure. Nelson, es-tu prêt à cesser de faire l’imbécile et à parler affaires ?

– Je t’écoute, Sloan, répondit-il.

– Nelson, même si tu as récupéré ton corps, tu as pris le mauvais parti, et tu dois le savoir à présent. Tu es entre nos mains, mais je n’ai pas envie de te supprimer. Rends-toi et je te laisserai libre de quitter L’Lan.

Nelson réfléchit rapidement.

– Tu laisserais partir la fille et le loup avec moi ?

– Bien sûr. Jette seulement ton arme et avance les mains en l’air.

L’esprit de Nelson s’affairait. Il voyait une vague possibilité, un mince espoir…

Il n’accordait nullement foi à la promesse de Sloan. Il avait la conviction qu’une fois désarmé, bien visible dans la lumière froide, Sloan lui lâcherait une rafale. Mais il avait encore une carte en main, et les autres l’ignoraient… une faible carte, peut-être, mais il lui fallait bien la jouer.

– Je ne te fais pas confiance, Sloan, répondit-il sèchement, mais je remettrai mon pistolet à Shan Kar s’il me promet que nous resterons sains et saufs.

Aussitôt Shan Kar prit la parole :

– Je vous le promets, Nelson.

– Naturellement, nous sommes tous d’accord ! affirma Sloan. N’est-ce pas, Piet ?

– Alors, que Shan Kar vienne et je me rends à lui… mais à lui seul, déclara Nelson.

Il y eut un silence. Puis le chef humanité reprit la parole :

– Je viens, Eric Nelson. Rappelez-vous que si vous me tuez, vous signez du coup votre propre condamnation.

Shan Kar apparut dans la zone éclairée. L’épée à la main, il tenait la tête haute et son pas était assuré tandis qu’il avançait vers la zone d’ombre. Il aperçut Nelson debout avec Nsharra et Tark en arrière des piliers de platine. Il approcha d’eux, la main tendue pour prendre le pistolet dont Nelson lui présentait la crosse.

Mais à l’instant où il passait entre les deux sphères de quartz, Shan Kar s’immobilisa. Une expression d’ahurissement se peignit sur son visage.

– Qu’est-ce… qu’est-ce… balbutia-t-il.

Nelson savait. Dans l’esprit de Shan Kar se dévidait maintenant l’enregistrement de pensée, le message solennel des anciens.

« Prenez garde ! »

Shan Kar restait planté, à écouter cette phénoménale voix du passé raconter l’apparition de l’intelligence sur la Terre. Et le visage de l’Humanite se transformait.

Puis Nelson comprit que le récit était terminé. Shan Kar se remit en marche la main encore tendue pour recevoir l’arme. Mais il paraissait vivre dans un rêve. Et il regardait les autres sans les voir.

– La parole des Anciens ! murmura-t-il. Mais alors c’est vrai que la Fraternité des Clans est aussi ancienne que l’homme. Alors les mythes que nous prenions pour des mensonges sont véridiques !

– C’est la vérité, Shan Kar, dit Nsharra. Tu refusais d’écouter mon père parce que tu ne voulais pas croire. Et il ne pouvait t’amener ici pour te faire entendre ces avertissements parce que les Anciens eux-mêmes avaient interdit de laisser entrer les ignorants et les hommes sans scrupules. Mais c’est la vérité !

Le visage olivâtre de Shan Kar avait pâli.

– Alors, nos idées d’Humanites quant à la domination naturelle de l’homme sur les Clans… c’était cela le mensonge !

Nelson eut presque pitié de Shan Kar. Ce dernier avait établi une croyance fanatique sur des fondations qui croulaient à présent sous lui.

Nelson lut sur le visage de l’autre le remords du mal qu’il avait causé. Il avait apporté le feu, le sang et la mort à L’Lan en raison de sa conviction sectaire que l’Homme avait des droits à gouverner, alors qu’il n’en était rien.

– Vous pouvez maintenant me passer ce pistolet, dit Nick Sloan.

Van Voss et lui, suivis de Hold, étaient sortis de la turbine, mitraillettes braquées à hauteur de poitrine. Ils se tenaient à moins d’une douzaine de pieds derrière Shan Kar.

Celui-ci, les yeux fous, se tourna vers eux. Il avait la voix rauque.

– Nous avons mal agi ! La légende de la Fraternité est véridique ! Il faut arrêter ce massacre !

– Ce qui me déplaît quand on travaille avec des fanatiques, dit Sloan, d’un ton ennuyé, c’est qu’on ne puisse jamais compter sur eux.

Tout en parlant, il pressa brièvement la détente. La petite giclée de balles fit pivoter Shan Kar et l’expédia dans la poussière entre. les piliers.

Sloan s’avança, fouillant l’ombre des yeux, pour découvrir Nelson et la jeune femme.

– Désolé que cela doive finir ainsi, Nelson. Tu as toujours été relativement idiot. J’espère…

Nelson, presque résigné, l’avait observé. Sa dernière carte, son espoir que Shan Kar se retournerait contre Sloan après avoir entendu l’enregistrement, était réduit à néant.

Ou bien… Il restait encore une très faible chance s’il pouvait… Sloan se trouvait entre les deux colonnes.

Le temps d’un battement de cœur, tandis que la voix-pensée solennelle des anciens lui parlait automatiquement, Sloan parut surpris. Ce fut le moment que Nelson choisit pour se précipiter sur lui.

La rafale de mitraillette lui passa au-dessus de la tête dans un souffle brûlant et un bruit de tonnerre quand il plaqua Sloan aux jambes et le renversa. Ils roulèrent tous les deux sur le sol de la Caverne, vers le rideau tremblotant de lumière froide, Van Voss courant à leur suite pour placer quelques projectiles sans toucher Sloan.

– Et voilà pour Barin ! hurla la pensée du loup.

Tout en luttant, Nelson aperçut le grand corps de Tark accroché à la gorge du Hollandais.

Sloan décochait à Nelson des coups de genou pour se dégager un peu et l’assommer avec la crosse de son arme. Brusquement il changea de tactique et pressa la détente. La flamme et le plomb creusèrent un sillon le long de l’avant-bras d’Eric… et Sloan se trouva instantanément libéré.

Il se releva d’un bond, au bord de la crevasse de feu froid, comme grandi à des proportions gigantesques par cette lueur frémissante. Il pointa vivement la mitraillette sur Nelson.

– Cette fois, je ne te laisserai plus…

Un mince objet de métal venu de derrière frôla Nelson… une épée lancée. Elle frappa Sloan non pas la pointe la première comme il l’aurait fallu, mais à plat. L’impact ne l’en rejeta pas moins en arrière.

Son pied glissa sur le bord de la fissure ; il chancela et tomba à la renverse, sans lâcher son arme, puis il disparut dans le feu irradiant.

Un cri monta de cet enfer lumineux… un cri qui donna la nausée à Nelson.

Il se força à se retourner. Van Voss gisait sur le dos, ses yeux pâles et vides fixés sur le plafond de la Caverne, la gorge déchirée. Les crocs de Tark étaient rouges dans l’éclat vibrant, et ses yeux verts étaient démentiels.

– Holk, écoute !

Shan Kar, assis dans la poussière entre les deux piliers, le sang coulant sur sa poitrine, avait lancé cet appel d’un ton sifflant.

Nelson avait compris que c’était Shan Kar qui avait rassemblé ses dernières forces pour projeter son épée et précipiter Nick Sloan dans la plus affreuse des morts. Le visage de l’Humanite était un masque grisâtre. Holk, abasourdi par cette rapide succession d’événements, s’approcha du moribond. Nelson aussi, tout en tenant son bras qui saignait.

– Holk, écoute ce que disent les Anciens… et puis tu le feras entendre aussi aux autres, murmura Shan Kar. Que la guerre prenne fin, que la Fraternité se reconstitue ! J’ai commis une faute grave en m’efforçant de la briser.

Holk leva les yeux avec une révérence soudaine quand son chef mourut. Nelson comprit qu’il percevait à son tour cette voix solennelle : « Vous qui viendrez après nous, prenez garde ! »

C’était l’aube quand Nelson sortit de la Caverne avec Nsharra. L’Lan s’étalait devant eux sous le soleil levant, vallée à demi noircie et écorchée par le feu. Les dômes bulbeux de Vruun scintillaient parmi les cendres fumantes.

– Mais toute la partie de la vallée à l’est de la rivière est restée intacte, dit Nsharra. Cela suffira en attendant que le reste repousse.

Les Humanités étaient repartis… Les guerriers, sous la conduite de Holk, avaient regagné Anshan. Et ils s’en étaient allés en silence, le pas lourd.

Ce n’était pas seulement parce que leur chef était mort, leurs mercenaires étrangers et leurs armes perdus, toute leur campagne un échec, c’était parce que la révélation des Anciens avait balayé tous les fondements de leur ambition à la suprématie humaine.

Car Holk avait obéi au dernier commandement de Shan Kar et avait conduit les Humanités un à un dans la Caverne pour recueillir l’effarant message des anciens. Et ils l’avaient écouté dans un silence chargé de remords.

– Nous nous reconnaissons coupables d’avoir mal agi, avait déclaré Holk au moment du départ. Mais nous nous efforcerons de réparer nos torts. Anshan redeviendra une cité de la Fraternité comme par le passé.

– Le passé est révolu, avait répondu Nsharra. Que la paix règne désormais à L’Lan.

Les Humanités étaient donc partis… mais les Clans attendaient sur les pentes au-dessous de la Caverne : les hordes d’Hirsutes, le Clan des tigres aux yeux ardents, les frères aux longues crinières de Hatha. Et dans le ciel volaient les troupes d’Ailés.

Hatha, Tark, Quorr et Ei étaient groupés sur l’entablement, devant la Caverne. Nelson perçut leur pensée, leur acclamation.

– Nsharra, tu es désormais la Gardienne de la Fraternité !

Elle regarda Nelson.

– Vous pouvez quitter L’Lan avec la conscience nette, à présent, Eric Nelson. Vous avez racheté l’erreur que vous aviez commise en apportant la mort dans notre vallée.

Nelson répondit lentement :

– Je ne désire pas m’en aller, Nsharra. J’ai trouvé ici ce que je n’avais jamais découvert dans le reste du monde.

Elle avait les yeux chargés de doute en même temps que de joie.

– Pourriez-vous, venu d’un monde extérieur et différent, vivre heureux ici où règne la Fraternité de l’homme et de la bête ?

– Nsharra, j’ai appris ce que pouvait être cette Fraternité quand je courais dans le corps d’Asha ! affirma-t-il.

Il avait appris, oui ! Il savait maintenant que l’antique mode de vie de L’Lan n’avait en fait rien d’étrange ; que c’était le monde extérieur, avec son système de castes rigides, avec ses hommes maîtres des bêtes réduites en esclavage, qui était inadmissible.

Et il n’y serait jamais plus en paix. Il souffrirait pour tous les animaux maltraités, et la magie de L’Lan éveillerait toujours des souvenirs qui lui briseraient le cœur.

– Je voudrais rester, aider à maintenir L’Lan telle qu’elle est, à empêcher le monde extérieur d’y accéder jamais ! dit-il. Et je souhaiterais rester avec vous, Nsharra !

Elle scruta son visage.

– J’aimerais que vous restiez, répondit-elle.

Alors, tandis que Nelson était soulevé d’espoir et de joie, elle se tourna pour envoyer sa pensée et sa voix aux autres.

– Chefs de Clan, consentez-vous à accepter Eric Nelson dans notre Fraternité ?

Les yeux verts de Tark étincelèrent quand il s’avança.

– Il a combattu à mes côtés ! Au nom du Clan des Hirsutes, je le proclame notre frère !

Les meutes de loups hurlèrent leur accueil :

– Haïooo, frère ! »

La pensée d’Ei vint promptement

– Tark a bien parlé. Les Ailés l’acceptent !

– Ainsi que mon Clan, dit Hatha. Je l’ai vu se battre à Anshan !

Nsharra baissa les yeux sur le tigre. Quorr fronça son terrible muffle.

– Il a failli tuer l’un de nous, émit sa pensée. Mais il a saigné pour Vruun. Le sang est le prix du sang ! Nous l’acceptons.

Nsharra saisit la main de Nelson.

– Maintenant, regagnons Vruun, Frères des Clans !

Ils descendirent la pente, sous le soleil levant, vers la forêt noircie et la cité abandonnée qui revivrait un jour. Et toute la Fraternité les entourait et, au-dessus de leurs têtes, des ailes innombrables froissaient l’air en un roulement de tonnerre.